Fanon au service du colonialisme ?
Le film Fanon de Jean-Claude Barny, bien qu’ambitieux, échoue à rendre justice à la pensée complexe et radicale de Frantz Fanon. Il s’enlise dans une mise en scène souvent caricaturale, historiquement approximative, et un ton aseptisé qui semble plus soucieux de ménager un certain public français que de confronter la vérité coloniale.
Dès les premières scènes, le film peine à incarner l’intensité du combat de Fanon. Malgré un démarrage sur l’action, il s’enferme vite dans une narration creuse, lestée de scènes inutiles, comme une fin particulièrement lente. Le propos s’effiloche, sans jamais atteindre la densité politique ou philosophique attendue.
Plusieurs scènes méritent d’être analysées séparément, tant elles trahissent une lecture simpliste, voire erronée, des événements et des personnages.
- Le traitement d’Abane Ramdane : figure politique majeure de la Révolution algérienne, stratège et artisan du Congrès de la Soummam, est ici réduit à une silhouette sans épaisseur. Le film passe à côté de sa pensée, de ses tensions internes avec d’autres figures du FLN et de son rôle décisif dans la structuration politique du mouvement.
- Hocine, de son côté, est figé dans une posture stéréotypée du combattant sans réflexion. Il n’incarne ni l’intellect, ni la stratégie, ni même l’émotion, ce qui en fait un personnage creux, loin des réalités des militants de l’époque.
- Le rôle de l’enfant : il reprend tous les poncifs des représentations orientalistes. L’enfant arabe y est réduit à une fonction de folklore, dépourvu de subjectivité ou de profondeur narrative. Pire encore, dans une scène hallucinante, cet enfant est montré en train d’assassiner un autre enfant, colon, dans un geste de violence brute, sans contexte ni explication. Ce choix narratif, au lieu de traduire le poids du traumatisme colonial et la perversion des rapports de domination, présente un acte isolé, presque psychotique. Cette scène aurait pu être l’occasion de mettre en lumière les effets délétères de la violence coloniale sur les plus jeunes, et la spirale destructrice qu’elle enclenche. Au lieu de cela, elle illustre une dérive personnelle, sans lien avec l’analyse systémique portée par Fanon. Elle renforce une logique de pathologisation individuelle, loin de l’analyse politique du colonialisme comme système destructeur des psychés, des corps et des structures sociales.
- La scène de la poseuse de bombe : présentée en hijab une faute grossière, puisque les femmes du FLN adoptaient des tenues occidentalisées sans voile, pour mieux se fondre dans la masse et ainsi tromper la surveillance coloniale. Cette inexactitude participe à projeter une imagerie contemporaine sur un contexte totalement différent. Le film fait ici une double erreur : d’abord une inexactitude historique majeure, ensuite une erreur d’intention en montrant cette femme comme ayant besoin d’une « leçon » de Fanon pour accomplir sa mission. Or, les femmes combattantes étaient nombreuses, organisées, formées, et agissaient avec un niveau de conscience politique élevé. Ce n’est pas Fanon qui leur a appris à résister ; il a, au contraire, beaucoup appris d’elles. Fanon n’était pas un donneur de leçon venu éclairer des masses passives, il était un soutien, parfois même un apprenti dans cette lutte dont il reconnaissait la profondeur et la dignité.
- La scène de la douche : elle introduit une nudité masculine supposée naturaliste mais profondément problématique. Plutôt que de montrer la vulnérabilité du personnage, elle donne à voir un corps noir exposé, sans filtre ni justification. On y perçoit une réminiscence de l’animalisation du corps noir : montré sans défense, sans contexte, dans une position d’objet à observer, et non de sujet à comprendre. Cette représentation réactive un imaginaire colonial, où le corps noir était vu comme un corps brut, instinctif, silencieux, plutôt que porteur d’une histoire, d’une mémoire et d’une douleur.
- La scène de la prière mortuaire finale, présentée avec une solennité presque ridicule, déconnectée du contexte religieux et culturel algérien de l’époque, comme si elle servait une vision folklorisée de la culture musulmane, construite pour un regard extérieur. Elle est censée clôturer la vie d’un grand homme, celui du protagoniste éponyme : Docteur Frantz FANON.
L’absence de traduction de certaines phrases fortes, comme « les Algériens ne sont pas des chiens », participent à l’effacement progressif de la parole algérienne. Le film semble conçu pour ne pas heurter un public français peu réceptif à une critique frontale de la colonisation, ce qui est paradoxal quand on prétend incarner l’œuvre de Fanon.
Ce parti pris se manifeste aussi dans la volonté de mettre sur un pied d’égalité la souffrance du colon et celle du colonisé. Une symétrie fausse, dangereuse et contraire à l’analyse rigoureuse de Fanon sur la violence structurelle et unilatérale du colonialisme. De plus, la résistance algérienne est à peine esquissée, réduite à une toile de fond silencieuse.
Plus grave encore, le film échoue à représenter les Algériens comme des sujets politiques à part entière. Ils apparaissent souvent comme de simples exécutants, dénués de conscience propre, manœuvrés par une direction du FLN toute-puissante. Cette vision est non seulement historiquement fausse, les Algériens et les Algériennes ont mené une lutte politique, stratégique, courageuse et souvent autonome, mais elle alimente aussi une narration paternaliste, où la libération serait imposée d’en haut, et non conquise par la base. Cette déresponsabilisation des masses algériennes va totalement à l’encontre de la réalité du combat anticolonial et surtout de la vision de Fanon lui-même, qui croyait profondément à la puissance de l’organisation populaire et à la force révolutionnaire des peuples opprimés.
Les choix scénaristiques confirment une volonté de romantiser l’histoire au détriment des faits : Le film évite soigneusement de rappeler qu’à sa mort, Fanon fut empêché par le gouvernement français d’être enterré à Alger, ce qui aurait pourtant été une scène forte, révélatrice de l’hypocrisie coloniale persistante. Au lieu de cela, l’enterrement à Aïn Karma est expédié, privé de charge politique.
Ce manque de rigueur historique affaiblit complètement le propos.
Une scène surréaliste, comme celle de l’écrasement d’un mouton pendant le couvre-feu, illustre ce décalage total : dans la réalité, un tel acte aurait provoqué une violence d’État immédiate. Là encore, l’édulcoration remplace la vérité.
Un dialogue en particulier illustre l’incongruité de l’écriture : un étudiant en psychiatrie, Azoulay, affirme avoir appris à coudre « en Israël en 1948 ». Or, en 1948, le nom même d’Israël était à peine officialisé, et le territoire était encore juridiquement la Palestine mandataire. Cette phrase, historiquement absurde, en dit long sur la légèreté du traitement historique et politique du film.
Un autre élément frappant par son absence est le manque de lien avec les origines martiniquaises de Fanon et l’histoire des Antilles. Sa vie, son enfance en Martinique n’est représentée que par une vision lointaine d’images pittoresques. La fracture coloniale qu’il a vécue dès son enfance à Fort-de-France, les expériences racistes qu’il a subies en tant que soldat de l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, et la désillusion face à la départementalisation de la Martinique, sont essentiels pour comprendre pourquoi il a tourné son engagement vers l’Algérie.
Fanon n’a pas choisi la lutte du peuple algérien au hasard : c’est dans cette résistance qu’il a trouvé l’expression la plus radicale de la rupture avec l’ordre colonial. Ne pas évoquer cet ancrage antillais, c’est ôter à son engagement une part cruciale de sa cohérence intellectuelle et politique. Cela empêche aussi de faire le lien avec les autres luttes de libération, notamment dans les territoires dits d’outre-mer, qui restent marginalisées dans les récits historiques.
En hommage à son travail en psychiatrie et à son soutien à la cause algérienne, trois hôpitaux en Algérie, l’hôpital psychiatrique de Blida, où il a travaillé, un des hôpitaux de Béjaïa et un hôpital à Annaba, portent son nom.
En somme, Fanon est une œuvre qui, au lieu d’honorer Les Damnés de la Terre, en livre une version édulcorée, confuse, et souvent à côté de son sujet.
Ce qui aurait pu être un outil pédagogique fort ressemble davantage à une fiction tiède conçue pour rassurer, qu’à une œuvre politique courageuse. Un rendez-vous manqué avec l’Histoire, mais aussi avec le présent.
En deux heures de projection, trop de scènes essentielles sont éludées pour laisser place à un enchaînement de séquences vides, là où une heure bien concentrée aurait suffi.
Je ne connais pas la position de la famille de Fanon, mais de ma position professionnelle et personnelle, je n’adhère pas à la fiction qui a été faite de lui. Au-delà de la déception, s’ajoute l’incompréhension. Peut-être en attendais-je trop ?
En effet, l’idée est, que ce genre d’œuvres puisse illustrer mes formations. L’interculturalité n’est pas qu’un mot-valise pour décorer l’exotisme de l’Autre. Elle suppose une compréhension des relations géopolitiques, des dynamiques sociales, historiques et psychologiques. Mon parcours professionnel m’a démontré cela à de nombreuses reprises, avec des publics divers.

Le film Fanon n’est pas simplement un rendez-vous manqué avec l’Histoire. C’est un incident cinématographique qui, au lieu de transmettre, déforme.
L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène.
- Les Damnés de la Terre (1961), Frantz Fanon, éd. La Découverte poche, 2002, p. 304
Et si on se posait des questions pour aller plus loin ?
- Comment représenter la violence coloniale sans tomber dans la caricature ou la simplification ?
- Quelles responsabilités les artistes ont-ils lorsqu’ils abordent des figures historiques et des luttes collectives ?
- Comment éviter l’invisibilisation des subjectivités algériennes (ou antillaises) dans les récits postcoloniaux ?
- Quels parallèles peut-on faire entre les luttes de décolonisation d’hier (Algérie, Antilles) et celles d’aujourd’hui (Palestine, Kanaky, etc.) ?
- Comment utiliser le cinéma comme support de formation critique en histoire, géopolitique, sociologie et éthique ?
- Quelle place accorder à l’émotion, au corps, à la mémoire dans une pédagogie interculturelle ?
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